Sois patient
Ouvrage édité dans le cadre du Programme « Sur » de Soutien aux Traductions du Ministère des Affaires étrangères, du Commerce international et du Culte de la République argentine.
« L’infirmière leva la main pour réclamer le silence. Tous se turent avec une surprenante rapidité. On pouvait entendre le sifflement de la bouilloire sur le réchaud. La jeune femme sortit de la poche de sa blouse un paquet de bonbons acidulés, levant le bras aussi haut que possible pour que tout le monde puisse le voir. Son geste déclencha une euphorie immédiate. Les malades applaudirent bruyamment en criant des vivas. Toutes les infirmières ne devaient pas être aussi populaires en salle commune. Je soupçonnai que sa silhouette, notablement rebondie dans la partie inférieure de l’abdomen, devait y être pour quelque chose.
Totalement indifférente à mon sort, elle commença la distribution. Tous tendaient leurs mains pour recevoir la friandise ou l’intercepter au passage, mais elle devait connaître sur le bout des doigts l’état clinique de chacun, vu qu’elle donnait un bonbon à certains, se contentant de claquer dans la main des autres. J’interprétai ce geste de sympathie comme un souci louable de veiller sur la santé des patients. L’espace pour se mouvoir étant étroit, il lui fallut enjamber certains malades pour en atteindre d’autres. La souplesse de ses mouvements dénotait une longue pratique de l’exercice. Elle donna deux bonbons au grand type, ce qui me sembla justifié vu la taille du bonhomme, en dépit de nombreuses protestations. Le moustachu tenta de lui pincer les fesses alors qu’elle bondissait sur son lit, geste qu’elle esquiva avec une maestria qui forçait l’admiration. »
« Sois Patient » fait partie des livres considérés comme des critiques directes de la dictature argentine (1976-1983). Mais cette critique est ici exprimée par le rire (jaune), l’humour (noir), l’absurde (kafkaïen): un homme rentre à l’hôpital. En sortira t’il ? L’œuvre d’Ana Maria Shua dépasse le temps de la dictature, elle dit notre société…
À propos
Ana Maria Shua au chevet de l’Argentine
« Sois patient », délirante allégorie hospitalière d’un peuple écrasé par le totalitarisme, est paru en 1980, en pleine dictature. Le voici enfin traduit.
L’état civil de l’individu décrivant ses déboires dans Sois patient nous est inconnu. On ignore également le mal dont il souffre et qui nécessite une hospitalisation de courte durée pour quelques examens de routine. On ne connaît pas même les symptômes de sa pathologie, hormis de rares malaises qui ressemblent fort à des crises de panique. Qu’importe. L’essentiel est ailleurs, dans le processus par lequel un individu, broyé par un système bureaucratique, passe de la méfiance à la soumission, après avoir été dépossédé de tout : emploi, appartement, affaires personnelles. Bientôt ne restera plus qu’un homme en pyjama, résigné à ne plus chercher une quelconque signification dans ce qui lui arrive. Soit une défaite de l’esprit critique ; la victoire d’un régime, régi par d’inintelligibles règles, sur un individu.
Ana Maria Shua met de la légèreté dans la noirceur, de l’humour noir dans la satire, du grotesque dans l’absurde. C’est Le Procès de Kafka en milieu hospitalier. Une tragi-comédie dont le dénouement est perpétuellement différé. Car de diagnostic médical, il n’y en aura point. Ni de traitement d’ailleurs, à l’exception des sédatifs et d’un puissant laxatif avalé à l’insu du prétendu malade. Encore moins d’explications ou d’interlocuteurs sensés. Les jours passent. Le patient attend. « Jusqu’à présent, il ne s’est strictement rien produit de nature à justifier mon hospitalisation », constate-t-il.
Les épreuves se succèdent. L’homme est, par exemple, contraint d’astiquer le parquet du bureau du directeur – absent pour une durée indéterminée, après avoir occupé la même chambre que lui à l’hôpital – pour subir un électrocardiogramme d’effort. L’infirmière en chef, grande inquisitrice traquant l’alcool prohibé dans l’établissement, procède à des fouilles régulières, au-delà de ses prérogatives. Elle examine les bouquets de fleurs laissés par les visiteurs, inspecte les caramels mous, retourne le fond des poches. Infecte est la nourriture, et l’hygiène déplorable au point que le patient attrape la gale. Pour désinfecter sa chambre, et faute de lit vacant – « Les malades se sentent si bien qu’ils ne veulent plus partir », dit l’infirmière en chef –, il est promené toute une journée en ambulance et doit participer avec le chauffeur à une livraison de pizzas. Rasé de la tête aux pieds, sexe et sourcils compris, il est anesthésié au penthotal et charcuté sur le billard. Erreur sur la personne, lui explique-t-on avec désinvolture à son réveil. Un autre jour, une trentaine de médecins investissent sa chambre, palpent son ventre et laissent tomber les cendres de leurs cigarettes sur son lit…
Macha Séry, Le Monde