“Un pouilleux. Dieu sait combien tu en as connus et tués ? Comment aurais-tu pu les compter ? Qui tient le compte des cafards qu’il écrase sous ses pieds, des punaises qu’il broie entre ses doigts ?”
Les bouffons du roi, ce sont quatre prisonniers juifs désignés comme tels par le tout-puissant chef du camp, le Major Kohl, pour son bon plaisir et celui de ses convives. Avec un nain acrobate, un jongleur, un diseur de bonne aventure et un bossu médium, le camp a aussi son cirque. Ces clowns tristes, hochets aux mains des bourreaux, exécutent une danse macabre à la manière d’une toile de Jérôme Bosch. Survivants, les héros de Dagan ont perdu tout idéal.
Mais ces sinistres saltimbanques quitteront leurs funèbres costumes pour triompher du cauchemar. Renaître de ses cendres est le défi de ces bouffons !Le style de Dagan, romancier surdoué, est aigu, son humour grinçant” et “son imaginaire coloré d’une mystérieuse profondeur. Elie Wiesel
À propos
La terrible aventure de la volonté de survivre
Avigdor Dagan, mort le 29 mai à l’âge de 94 ans, en Israël, où il vivait depuis 1949, a été un écrivain au destin contrarié, couronné tardivement, en 2004, par le prix Jaroslav-Seifert, dans le pays dont il n’a jamais cessé d’écrire la langue, le tchèque.
Il était né Viktor Fischl, en 1912, dans une famille juive de Hradec Kralove, en Bohême de l’Est. Après des études à l’université de Prague, il s’exile en Angleterre pour fuir le nazisme. Il rencontre à Londres, en 1939, Jan Masaryk, futur ministre des affaires étrangères tchécoslovaque, dont il deviendra le conseiller. En octobre 1949, il s’installe en Israël, prend le nom d’Avigdor Dagan et la nationalité israélienne. Entre 1955 et 1977, il occupera diverses fonctions dans des ambassades, notamment au Japon, en Pologne, en Autriche.
Avant son émigration en Israël, et avant l’arrivée des communistes au pouvoir, il avait déjà publié plusieurs livres sous le nom de Fischl. Mais ensuite, il dut attendre la chute du régime pour retourner en Bohême et voir ses romans et poèmes paraître en République tchèque. Son roman le plus étonnant et le plus bouleversant, Les Bouffons du roi – dont les droits ont été achetés par le cinéaste Milos Forman -, bien qu’écrit en tchèque, a d’abord paru en hébreu, en 1982. Il a été traduit en français en 1991 (Flammarion), sans connaître le retentissement qui a fait dire à Elie Wiesel que « l’imaginaire coloré » de ce « romancier surdoué » était « d’une mystérieuse profondeur ». Heureusement, Folies d’encre, petit éditeur-libraire, vient de donner une seconde chance à ce texte singulier. Tout commence dans un camp d’extermination, mais ce n’est pas pour autant un roman sur la vie en camp. Encore moins un témoignage autobiographique. Avigdor Dagan n’a pas été déporté et disait tenir certains détails des récits que lui avait fait son frère à son retour de camp.
Quatre prisonniers sont choisis pour être « les bouffons du roi », c’est-à-dire amuser le commandant Kohl et ses invités : un nain acrobate, un jongleur, un homme qui lit dans les étoiles et un bossu médium, le narrateur. S’ils veulent sauver leur vie, ils doivent distraire et ne faire aucun faux pas. S’ils déçoivent, ils mourront. Ils sont obsédés par leur désir de survie, par un vouloir-vivre ne connaissant pas de limite. Le jeu devient plus cruel de soir en soir, jusqu’à imposer au jongleur de voir mourir sa femme sous ses yeux pour savoir si, troublé, il lâchera une balle. Il en serait mort. Aucune balle n’est tombée.
Quand le camp est libéré, le nain meurt très vite, écrasé par le train du retour, dont il était descendu un moment. C’est sur sa propre histoire, et celle des deux autres, le jongleur et le diseur de bonne aventure, que se concentre le narrateur, suivant chacun « après ». Avoir tant voulu survivre, pour quoi faire ? Se venger ? Oublier ? Refaire sa vie – comme si on pouvait jamais la refaire ? Continuer alors ? Mais où et comment ?
Les chemins de ces trois-là vont se croiser de nouveau, en Israël, après, pour chacun, d’étranges aventures et désillusions. Mais, sous peine de détruire les subtils enchaînements et enchevêtrements de la narration d’Avigdor Dagan, il faut se garder de vouloir résumer, synthétiser ce qu’il montre, de détail en détail, d’incident en incident, de hasard en recherche, faisant monter une étrange tension dramatique.
Le personnage qui intrigue le plus est évidemment le jongleur, dont le sang-froid devant le meurtre de sa femme a scandalisé Max, celui qui lit dans le ciel. Le narrateur, lui, n’a jamais pu le condamner : « Depuis longtemps je ne crois plus qu’un homme peut condamner un autre homme sans avoir connu les mêmes souffrances ; avant tout, je ne peux oublier combien nous nous cramponnions à la vie, combien nous aspirions tous à survivre. »
C’est toute la réflexion et la méditation qui sous-tend ce roman très tenu, très tendu, écrit avec une sorte de tranquillité angoissante. Quand on a triomphé de l’horreur avec cette volonté irraisonnée de survivre, qu’est-ce que vivre ? Et est-on même encore vivant ?
Josyane Savigneau, Le Monde