L’Armée d’un seul homme
Aide à la traduction du Centre National du Livre
Mayer Guinzburg, fils d’immigrés juifs de Russie, sur-nommé «Capitaine Birobidjan» par les habitants de Bom Fim, (quartier juif de Porto Alegre) est un idéaliste farfelu : il crée une «nouvelle société» dont il est l’unique membre aux côtés d’une poule, d’un cochon et d’une chèvre. Face à l’échec de cette tentative historique, Mayer Guinzburg devient un riche entrepreneur immobilier. Mais il n’a jamais renoncé à réussir «l’édification d’une nouvelle société.» Insolite, drôle et sarcastique, Moacyr Scliar tisse, une fois encore, un univers onirique, carnavalesque, drôle et tragique.
À propos
Mayer Guinzburg est fils d’immigrés juifs de Russie installés au Brésil. Un enfant rebelle qui manifeste son opposition à toutes règles et autorités, y compris celles qui lui permettraient de s’alimenter, au grand dam de sa mère. À l’adolescence son père, conscient que les piètres résultats scolaires de son benjamin ne le conduisent pas aux carrières de médecin, d’ingénieur ou d’avocat qu’il envisageait pour lui, le destine à devenir rabbin. Mais Mayer, lui, ne rêve que de bâtir la « nouvelle Birobidjan » en référence à ce qu’avait fait en 1928 le gouvernement soviétique quand il avait « circoncit quatre millions d’hectares dans le but de créer une région juive autonome au Birobidjan, en Sibérie orientale, pour contenir l’expansion japonaise ». « Grâce à cette mesure, le gouvernement entendait créer un substrat économique sur un territoire où les Juifs pourraient développer leur propre culture yiddish. On espérait développer des milliers de colonies collectivistes. Plantations, élevages […] finiraient par convertir les Juifs (commerçants, bureaucrates et intellectuels) en un peuple ouvrier. »
À la fin de médiocres études, il finira par accepter une place de vendeur dans une vieille mercerie qui vivote, y somnolant plus souvent qu’à son tour en filant et nourrissant de ses lectures son rêve insensé. Une situation provisoire acceptée comme telle qui lorsque son amie Leia, complice de toujours et première amante, se retrouve orpheline, deviendra pérenne avec le mariage, une gérance commune de la boutique, deux enfants… Bref, une vie presque tranquille pendant une dizaine d’années.
Mais l’idéaliste farfelu finit par céder à ses pulsions et il part seul, de nuit, dans la maison abandonnée d’un de ses amis à Beco do Salco. Celle-là même qui, avec cinq de ses amis, leur avait servi de quartier général pour fonder les bases de la nouvelle Birobidjan à l’adolescence. Il y fondera enfin sa nouvelle société (dont il est l’unique membre) avec la camarade poule, le camarade cochon et la camarade chèvre, vivant des haricots et du maïs qu’il y cultive. Une vie de misère, de lecture, de discours et de folie que celui que les habitants de Bom Fim (quartier juif de Porto Alegre) surnomme « Capitaine Birobidjan », finit par quitter pour retourner auprès de Leia et sa petite famille.
Suite à l’échec cuisant de cette tentative historique, Mayer Guinzburg reprend le travail à la boutique et se tient à carreau quelques années. Puis, quand la clientèle s’amenuise, il se lance avec un ami dans la création d’une entreprise immobilière qui fera de lui un entrepreneur riche et puissant.
Mais le capitaine, malgré la vieillesse qui s’approche, en aura-t-il jamais fini avec Birobidjan, la politique et ses rêves d’héroïsme ?
Un roman insolite, sarcastique, profond et onirique qui conjugue la fable juive comme Isaac Bashevis Singer pouvait en offrir à ses lecteurs et le réalisme magique à la Gabriel García Márquez. Mayer Guinzburg, par son inaptitude au présent et à la réalité, par la démesure de son utopie et la foi qu’il y investit, s’inscrit dans la droite lignée d’un Don Quichotte, à la fois ridicule et brave, aussi drôle qu’émouvant.
L’écrivain parvient ici à construire un imaginaire utopique basé sur une fusion culturelle et idéologique où le bestiaire métamorphique, les formes métaphoriques et allégoriques, la sensualité, côtoient l’analyse et les références religieuses et politiques.
Ce grand méli-mélo carnavalesque et endiablé, est non seulement magistralement habité par le héros mais aussi par une farandole de personnages secondaires auxquels l’écrivain a su donner une épaisseur (la mère, le père, le frère, l’épouse, les amis…).
Le lecteur suit les péripéties improbables et loufoques qui transforment l’existence du fou (ou du sage) en aventure burlesque avec jubilation, embarqué par sa vision généreuse et son enthousiasme.
Et derrière le divertissement, il se pourrait bien qu’il y ait, par son regard sur cette société inégalitaire et sclérosée qu’il renie (semblable en cela à la nôtre), par l’utopie collectiviste, sociale et culturelle qu’il lui oppose, matière aussi à réfléchir.
Moacyr Scliar, président de l’Académie Brésiliene des Lettres, occupe une place majeure dans le paysage littéraire du Brésil. À sa disparition en 2011 à l’âge de 74 ans, il a été qualifié par la présidente de la République, Dilma Roussef, de « figure emblématique de la littérature brésilienne et latino-américaine ». Ses livres ont été traduits en quatorze langues, huit l’ont été en français dont Max et les fauves, Le centaure dans le jardin, Sa Majesté des Indiens… L’armée d’un seul homme est le dernier en date (mars 2015).
Dominique Baillon-Lalande, Encres vagabondes